Hélène Marraud
Attachée de conservation,
chargée de recherche sur les bronzes au Musée Rodin.
Les œuvres fragmentaires, morcelées et recomposées de Guillaume Werle sont une volonté d’utiliser le « hasard », une marque de sa maîtrise de la figure humaine.
Son Aurore (1991) le prouve incontestablement. Tout en introduisant une dimension poétique, que l’on retrouvera dans des travaux ultérieurs comme De terre et d’eau, la perception du réel, de la présence, évolue au cours de son travail ; elle s’en trouve modifiée, un déplacement s’opère peu à peu qui nous entraine dans un autre espace / temps, plus profond, plus intérieur.
Lorsqu’il travaille sur un projet de trophée célébrant la mémoire de Coluche (1996), il rend hommage à l’humoriste non pas en réalisant son portrait, mais en choisissant de l’évoquer par la représentation de son emblématique salopette, un simple vêtement qui symbolise l’immense talent et la personnalité de Couche. Cette enveloppe délimite un espace, creux, non pas vide mais « habité », dans lequel la lumière vient sculpter l’habit et lui donner un volume.
Cette démarche, d’abord intuitive, prend peu à peu la forme d’une recherche et d’une réflexion plus aboutie qui permet à l’artiste d’approfondir les questions essentielles que sont la vie, la mort, la disparition, le temps, la présence, l’absence, la trace.
A la manière de Bill Viola, dont certaines vidéos présentées au Grand Palais en 2014 montrent des personnages traversant un rideau de pluie, apparaissant ou disparaissant selon un mouvement de va et vient vers l’avant ou vers l’arrière, Guillaume Werle cherche à « sculpter du temps ». Il incarne cette idée de passage en travaillant à partir de toiles de lin verticales, à la fois linceul ou suaire. La toile de lin sert de support : les formes fragmentaires de plâtre ou les chaussons de danse usés, parfois déchirés, viennent s’accrocher à la toile, gardant la légèreté d’un élément en suspension.
Les séries autour de La Danse et Adam et Eve (2017-2018) illustrent ce cheminement. Les déchirures, comme les « restes » de chaussons, ne sont pas le résultat d’arrachements brutaux ou d’actes violents. Il s’agit, comme le confie l’artiste, d’une trace, de ce qui reste après un « passage » de l’autre côté ; la trace d’un personnage qui, pour mieux assurer son envol, aurait pris vigoureusement appui sur le sol, avant de s’élancer vers le ciel, s’arrachant à l’attraction terrestre, et ne laissant derrière lui que l’empreinte de son pied ou un morceau de chausson resté prisonnier de la matière.
Pour un artiste, et plus encore pour un sculpteur, la danse tient une place particulière. C’est un défi que de chercher à saisir l’effort, la tension et la grâce qui se jouent de la pesanteur.
Les empreintes et les enveloppes « marchent » ensemble. Incomplètes, tour à tour creuses ou en volume, les formes auxquelles elles donnent naissance, sont comme des matrices entre lesquelles la vie passe et s’échappe.
L’empreinte plus ou moins forte, enfoncée, rappelle ce que l’on laisse derrière soi, le passé, tandis que l’enveloppe, dans sa fragilité, évoque le temps présent, tendu vers ce qui vient. Les figures d’Adam et Eve semblent ainsi aller et venir, dans cet « entre-deux », entre le visible et un au-delà.
Il y a dans l’œuvre du sculpteur une dimension poétique, parfois surréaliste qu’il ne dément pas. Un clin d’œil à Magritte s’est imposé à lui de manière fortuite, décelant rétrospectivement un écho entre le pied qui dépasse du chausson de danse et la Botte rouge de Magritte.
La composition Adam et Eve. Deux pommes, joue sur ce même registre. Ici, l’artiste s’attache moins à la représentation d’une pomme qu’à l’idée de celle-ci. Les deux figures représentées s’aiment, sont très proches. Mais les pommes que le sculpteur leur a attribuées en guise de tête sont disproportionnées, ce qui les empêchent de se toucher, de se rapprocher davantage.
Un cheminement, une trame se dessine dans le travail de Guillaume Werle. Dans les travaux suivants, il quitte le recours au plan et au relief pour revenir à la figure en ronde-bosse qui se déploie dans l’espace. Les personnages d’Adam et Eve semblent s’être libérés, détachés de leur support de toile. Ils acquièrent une autonomie nouvelle.
Cette liberté gagnée, est-elle celle que l’on rencontre en étant passé « de l’autre côté » ?
Le « passage » cher à l’artiste est-il accompli ?
Avec La Mue, un personnage entier constitué de morceaux réassemblés, l’artiste cherche à reconstituer l’unité d’un corps fragmenté, à le recomposer, à recoller les morceaux.
Les fragments réunis, composent des couches qui se superposent. Ces couches, telles des « vieilles peaux », des pelures dont on se débarrasse, sont appelées à disparaître pour laisser la place à un être nouveau et accompli. A la manière de la peau du serpent lors de la mue ou de la chrysalide qui devient papillon, elles vont tomber.
Les « peaux » partent de la figure, et y retournent, en ayant auparavant accompli leur travail. Le corps est toujours le même. Le changement vient de soi, du plus profond de soi, et la craquelure ne fait que révéler ce qu’il y a en dessous, qui est identique et différent, plus vrai. Sous le ventre craquelé, un deuxième ventre apparaît, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Il s’agit de s’adapter à son nouveau corps. C’est une invitation à la vie, plus forte.
De Terre et d’Eau, plâtre teinté sous résine (2021)
Cette série s’inscrit dans la suite de La Mue. Elle fut inspirée à l’artiste lors d’un concert à la Sainte Chapelle, lieu chargé d’histoire, joyau de l’art gothique aux murs de lumière, qu’il découvrit alors. C’est là, en écoutant les plus beaux adagios qu’il eut la vision d’un personnage masculin flottant dans paysage aquatique (juin 2021). Une vision sereine, empreinte d’une grande quiétude, l’artiste ayant un rapport privilégié avec l’eau, signe pour lui de repos et de tranquillité, de recueillement.
Les tableaux qui en découlèrent, tableaux « en profondeur » réalisés en plâtre teinté sous résine, reflètent cette transparence, cet état de flottement, échappant à la pesanteur et à toute temporalité. Les corps craquelés baignent ainsi sans effort, libres, abandonnés au mouvement imperceptible du courant.
A l’instar de la Mue, les corps fragmentés ne sont pas des corps déchiquetés, abîmés, violentés. Il n’y a pas de morbidité dans le travail du sculpteur, mais plutôt un écho, l’image de la durée ; le corps pris dans la décomposition du temps, du mouvement. Car pour le sculpteur, il s’agit de raconter le temps, de révéler les marques qu’il produit sur le corps.
Pour Guillaume Werle, la vie est là, partout, parfois de manière latente, toujours souveraine. La vie qu’il ne peut s’empêcher de questionner : être là, et puis, n’être plus là ; le passage du temps, c’est ce qui reste, ce que l’on en garde, cette trace qui, tout en nous rappelant notre finitude, nous enjoint à vivre.
Ces mondes un peu étranges et parallèles, d’une veine sereine, semblent trouver malgré tout un écho dans ces quelques vers du Bateau ivre de Rimbaud :
« Et dès lors, je me suis baigné dans le poème
De la mer, infusé d’astres et lactescent,
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour.
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour ! »
The prevalence of life, or predominant life
Guillaume Werle’s fragmentary, fragmented and recomposed works are a desire to use « chance », as a mark of his mastery of the human figure.
His Aurore (1991) proves this indisputably. While introducing a poetic dimension, which will be found again in later works such as De terre et d’eau, the perception of reality, of presence, evolves during his work; it is modified, a displacement occurs little by little taking us into another space / time dimension, deeper, more intimate.
When he worked on a trophy project celebrating the memory of Coluche (1996), he paid tribute to the humorist not by making his portrait, but by choosing to evoke it by the representation of his emblematic overalls, a simple garment that symbolizes the immense talent and personality of Coluche. This envelope delimits a space, hollow, but not empty. Rather, it is « inhabited », in which the light comes to sculpt the garment and give it volume.
This approach, initially intuitive, gradually takes the form of research and a more accomplished reflection that allows the artist to pose theessential questions of life, death, disappearance, time, presence, absence, trace. These questions lead him to explore in particular the notion of passage: to be there / to no longer be there; the past / the future, and a present that lies between the two; emptiness and fullness; hollowness and volume; imprint and trace.
In the manner of Bill Viola, whose videos shown at the Grand Palais in 2014 show characters crossing through a curtain of rain, appearing or disappearing according to a movement back and forth, forward or backward, Guillaume Werle seeks to « sculpt time ». He embodies this idea of passage by working from vertical linen canvases, both “shroud” or “suaire”. The linen canvas serves as a support: fragmentary forms of plaster or worn dance slippers, sometimes torn, cling to the canvas, keeping the lightness of an element in suspension.
The series around La Dance (Danse) and Adam and Eve (2017-2018) illustrate this trek. Torn pieces, like the « leftovers » of slippers are not the result of brutal tearing or violent acts. They are, as the artist confides, a trace of what remains after a « passage » to the other side. The trace of a character who, to better ensure his flight, leaned vigorously against the ground, before soaring towards the sky, tearing himself away from the earthly attraction, and leaving behind him only the imprint of his foot or a piece of slipper held prisoner by the material.
For an artist, and even more so for a sculptor, dance holds a special place. It is a challenge to try to grasp the effort, tension and grace that play with gravity. Prints and envelopes « walk » together. Incomplete, alternately hollow or in volume, the forms to which they give birth are like matrices between which life passes and escapes. The hollow imprint, more or less firm, recalls what one has left behind, the past, while the envelope, in its fragility, evokes the present time, stretched towards what is coming. The figures of Adam and Eve thus seem to come and go, in this « in-between », between the visible and what’s beyond.
There is in the work of the sculptor a poetic, sometimes surrealist dimension that he does not deny. A nod to Magritte was imposed on him in a fortuitous way, detecting retrospectively an echo between the foot that protrudes from the dance shoe and Magritte’s Red Boot. In the composition Adam and Eve, two apples play on the same register. Here, the artist focuses less on the representation of an apple than on the idea of it. The two figures represented love each other, are very close. But the apples that the sculptor attributed to them as heads are disproportionate, which prevents them from touching each other, from getting closer.
A path, a framework thus emerges in Guillaume Werle’s work. In the following works, he leaves the use of the plain and the relief to return to the figure in the round that occupies space. The characters of Adam and Eve seem to have freed themselves, detached from their canvas support. They acquire a new autonomy. Is this freedom gained the one we encounter by having passed « to the other side »? Has the « passage » dear to the artist been accomplished?
With La Mue (The Molting), an entire character is made up of reassembled pieces. The artist seeks to reconstitute the unity of a fragmented body, to recompose it, to put the pieces back together. The fragments together compose layers that are superimposed. These layers, like « old skins », are peels that are discarded, are destined to disappear to make way for a new and accomplished being. Like the skin of a snake during the slough or the chrysalis that becomes butterfly, they will fall.
The « skins » start from the face, and return to it, having previously done their work. The body is always the same. Change comes from oneself, from one’s deepest self, and the crack only reveals what is underneath, which is identical and yet different, truer. Under the cracked belly, a second belly appears, neither quite the same, nor quite another. It’s about adapting to your new body. It is an invitation to life, a stronger one.
This series Of Soil and Water is part of the sequel to La Mue. It was an inspiration the artist felt during a concert at the Sainte Chapelle, a place steeped in history, a jewel of Gothic art with walls of light, which he discovered. It was there, listening to the most beautiful adagios, that he had the vision of a male character floating in an aquatic landscape (June 2021). A serene vision, imbued with great tranquility, the artist having a privileged relationship with water, sign for him of rest and tranquility, of meditation.
The resulting paintings, paintings « in depth, » made of tinted plaster under resin, reflect this transparency, this state of floating, escaping from gravity and all temporality. The cracked bodies thus bathe effortlessly, free, abandoned to the imperceptible movement of the current. Like La Mue, the fragmented bodies are not shredded, damaged, violated bodies. There is no morbidity in the sculptor’s work, but rather an echo, the image of duration; the body caught in the decomposition of time, of movement. Because for the sculptor, it is a question of telling the story, of revealing the marks he produces on the body.
For Guillaume Werle, life is there, everywhere, sometimes latently, always sovereign. The life he cannot help but question: to be there, and then, not be there anymore; the passage of time is what remains, what we keep, this trace which, while reminding us of our finiteness, enjoins us to live.
These somewhat strange and parallel worlds, of a serene vein, seem to find an echo in these few verses of Rimbaud’s Drunken Boat:
« And from then on, I bathed in the poem
From the sea, infused with stars and lactescent,
Devouring the green azures where, pale flotation
And delighted, a man drowned in thought sometimes descends; (I rearranged this to make sense – to me)
Where, suddenly dyeing the blueness, delusions
And slow rhythms under the gleamings of the day.
Stronger than alcohol, larger than your lyres,
Ferment the bitter freckles of love! »
Hélène Marraud
Chargée du fonds de sculptures au Musée Rodin
Translation, William George Werle.